10
À 20 h 50 ce soir-là, la Malibu quitta le bord du trottoir, roula en direction de Pike jusqu’à la première intersection, puis bifurqua. Malgré la faible lumière, sa robe noire était parcourue de superbes reflets, et ses chromes étincelaient.
Pike continua d’observer.
Une Neon bleu marine apparut dans la rue transversale en même temps que s’allumait le clignotant de la Malibu. La Neon était crasseuse, et son enjoliveur avant gauche avait disparu. Après que la Malibu eut tourné, la Neon emprunta le carrefour à sa suite. Pike supposa que cette Neon appartenait à la SIS, et que deux autres véhicules au moins se mettaient en position dans les parages au même moment.
Pike attendit encore cinq minutes avant de descendre du camion à tacos. Aucune lampe intérieure ne s’alluma lorsqu’il ouvrit, puis referma la portière.
En voyant Rahmi sortir de chez lui, les guetteurs devaient avoir alerté leurs collègues stationnés à proximité pour qu’ils se déploient au plus vite. La balle était maintenant dans leur camp. Pour la première fois depuis de longues heures, les guetteurs allaient pouvoir se détendre. Ils en profiteraient pour se tourner un peu les pouces, lire leurs e-mails, appeler leur chérie, faire un brin d’exercice. Ils ne resteraient pas les yeux rivés sur la porte de Rahmi en son absence.
Pike traversa le carrefour au trot, tourna au coin de la rue suivante et sauta par-dessus une clôture, atterrissant dans le jardin parallèle à l’immeuble de Rahmi Johnson. Un chien aboya, geignit et se mit à gratter le bas de la porte de la maison, mais Pike passa devant sans bruit, escalada un autre grillage et se retrouva derrière l’appartement de Rahmi.
Il s’immobilisa dans l’ombre, attendant de voir si quelqu’un allumait une lampe. Le petit chien aboyait toujours ; une femme cria à l’intérieur de la maison et, au bout de quelques secondes, les aboiements cessèrent. Pike se mit au travail.
Chaque appartement disposait d’une seule fenêtre sur l’arrière – une de ces petites fenêtres en hauteur qu’on trouve dans les salles de bains –, et toutes étaient équipées de barreaux. La fenêtre de Rahmi et celle de l’appartement côté rue étaient éclairées, à la différence de celle de l’appartement du fond. Pike se demanda si ce dernier grouillait d’agents de la SIS.
La porte de la salle de bains de Rahmi était ouverte. La pièce elle-même était dans le noir, mais une lampe au moins brillait à côté, et la télévision murmurait. Le bruit de l’appareil suggéra à Pike que Rahmi n’allait pas tarder à revenir, même s’il ne pouvait être sûr de rien.
Pike examina les barreaux. Il s’agissait d’une cage d’un seul tenant formée de barres verticales soudées sur un cadre, du genre casque de base-ball. Les meilleurs systèmes de sécurité étaient maintenus par des gonds latéraux, mais ces barreaux-ci avaient été bricolés à moindre coût et ne répondaient vraisemblablement pas aux normes de sécurité de l’immeuble. Pike passa les doigts sous la base du cadre et dénombra quatre vis. Des vis à bois, que le propriétaire avait dû enfoncer au maximum dans des chevilles plantées dans le stuc. Difficile à faire sauter, mais pas impossible.
Pike avait pensé à se munir d’un pied-de-biche. Il en glissa l’extrémité sous le cadre, brisa la tête des vis avec son couteau Sog puis retira la cage de la fenêtre. Il la déposa sur le sol, poussa la vitre, et se hissa à l’intérieur.
Rahmi vivait dans un studio, et la salle de bains jouxtait la cuisine. Le mobilier bas de gamme était vétuste, avec un canapé usé jusqu’à la trame face à une table basse décolorée, deux poufs maculés de taches, et une couette grise suggérant que le canapé servait aussi de lit. L’écran plat de soixante pouces fixé au mur dans l’axe du canapé flamboyait comme un joyau, aussi incongru dans ce décor qu’une tête humaine coupée. Un flot de câbles dégoulinait du mur jusqu’à une pile de lecteurs et autres périphériques, avant de serpenter à même le sol vers une batterie de haut-parleurs. Rahmi s’était offert le son surround.
Pike aurait préféré éteindre la lumière et la télé, mais les flics se poseraient des questions si l’appartement était sur écoute. Ils étaient sûrement entrés, eux aussi, pour y installer des micros. Pike ne voulait pas qu’ils entendent ce qui se passerait au retour de Rahmi.
Ayant rangé son pied-de-biche et son couteau, il sortit de sa poche un petit scanner radio à peu près de la taille et de la forme d’un lecteur MP3. Pike l’utilisait souvent dans ses missions de sécurité. Si le scanner détectait un signal de fréquence radio – quasiment tous les micros d’écoute en émettaient –, un voyant rouge s’allumerait.
Pike inspecta la pièce principale, la cuisine et, pour finir, la salle de bains, puis s’intéressa au support du téléviseur plasma et au mobilier – sans rien trouver. Il inspecta ensuite le climatiseur encastré dans la fenêtre. Si les guetteurs avaient placé leur micro à l’intérieur de l’appareil, ils ne risquaient pas d’entendre quoi que ce soit quand celui-ci tournait, mais Pike vérifia quand même. Rien non plus. Il approcha des stores qui occultaient les fenêtres. Les enrouleurs étaient en mauvais état et couverts de toiles d’araignée. Pike les passa au scanner et découvrit le micro sur le deuxième enrouleur. De la taille d’une oreillette, collé à la barre de fixation par un bout de mastic. Pike le retira en douceur et alla le poser sur le sol derrière la porte d’entrée. Là où il comptait se poster pour attendre le retour de Rahmi.
Pike éteignit son scanner et poursuivit sa recherche. Il trouva un 9 mm Smith & Wesson coincé entre les coussins du canapé, une pipe à herbe en verre bleu longue comme une matraque sur le sol, et un sachet contenant deux joints et une faible quantité de marijuana émiettée. Une petite pipe à crack était cachée dans un panier en osier, en compagnie d’un sachet de cellophane contenant trois cailloux de crack et un assortiment de pilules. Pike déchargea le 9 mm, empocha les cartouches et glissa l’arme dans sa ceinture. N’ayant rien découvert d’autre, il prit position derrière la porte. Que Rahmi revienne d’ici cinq minutes ou cinq jours, Pike l’attendrait.
Un peu moins d’une demi-heure plus tard, il entendit grincer le portail et sortit le Smith de sa ceinture.
Trois serrures commandaient l’ouverture de la porte. Quelqu’un les déverrouilla une à une, puis le battant pivota vers l’intérieur. Pike écrasa le micro d’un coup de talon pendant qu’il ouvrait. Rahmi Johnson entra, un sachet en papier blanc à la main, referma et vit Pike à la seconde où celui-ci le frappait avec son arme. Les flics avaient certainement repris leur surveillance et devaient se demander pourquoi ils n’avaient plus de son, mais ils supposeraient sans doute que la fermeture de la porte avait fait tomber leur micro.
Rahmi leva les deux mains pour se protéger le visage, mais pas assez vite. Pike le frappa une deuxième fois et Rahmi fit un pas de côté, chancelant. Plusieurs tacos dégringolèrent du sac, dans une odeur de gras et de sauce pimentée.
Pike lui fit une clé de bras, le força à plier l’arrière des genoux et le plaqua au sol.
— Hé, mec ! C’est quoi, ce bordel ?
Pike lui montra le flingue.
— Tu vois ?
Rahmi devait le prendre pour un flic : un Blanc ici, en plein Compton.
— Qu’est-ce que tu me veux, mec ? J’ai rien fait !
Pike le gratifia d’un petit coup de canon.
— Tais-toi.
Pike coupa le son du téléviseur et fit les poches à Rahmi. Elles contenaient un téléphone portable, une liasse de billets, un paquet de Parliament et un briquet jetable jaune. Pas de portefeuille. Il remit Rahmi debout et le poussa vers le canapé.
— Assis.
Rahmi s’assit en lui jetant un regard provocateur d’ado menaçant. Il cherchait à lire en lui, à comprendre qui était Pike et ce qu’il avait dans sa manche. Pike était conscient de ressembler à un policier mais ne voulait pas que Rahmi se fasse des illusions.
Il empocha la liasse de billets ; l’autre sursauta.
— Hé ! C’est ma thune, enfoiré !
— Plus maintenant. Jamal me doit de l’argent.
— Vous êtes flic ?
— Où est Jamal ?
— J’en sais rien, moi, où il est. Merde.
— Jamal me doit du fric. Ou c’est lui qui me le rend, ou c’est toi.
— Je vous connais pas, mec. J’ai jamais entendu parler de ce putain de fric.
Pike lui lança son portable, tellement fort que Rahmi fut obligé de l’attraper au vol pour se protéger le visage.
— Appelle-le.
— Hé, mec, je l’ai pas revu depuis ma visite au parloir. Il est à la rate.
D’un brusque revers de main, Pike frappa l’écran plasma en plein centre avec le canon du Smith. La vitre de protection se fendit, et une myriade de cubes multicolores et brillants se mirent à danser à la place de l’image. Rahmi quitta le canapé d’un bond, les yeux tremblant comme des œufs baveux.
Pike pointa le Smith sur son front et arma le chien.
— Appelle.
— Je vais l’appeler. Je vais l’appeler autant de fois que vous voudrez, mais ça fera rien. Je lui ai déjà laissé des messages. Sa boîte est pleine.
Rahmi pianota fébrilement sur son téléphone puis le tendit à Pike.
— Tenez. Écoutez vous-même. Vous verrez. C’est en train de sonner.
Pike ouvrit sa main libre. Rahmi lui lança le portable. Pike l’attrapa et entendit une voix de synthèse annoncer que la boîte vocale de son correspondant était pleine.
Il coupa la communication et consulta le journal d’appels. Le dernier en date était intitulé « Jamal ». Il referma l’appareil et le glissa dans sa poche. Il étudierait les autres numéros plus tard.
— Où est-il ?
— Aucune idée. En train de se taper une pute quelque part, j’imagine. Peut-être à Vegas.
— C’est lui qui m’a dit que tu l’hébergeais. Comment est-ce que j’aurais eu ton adresse, sinon ?
Une ombre de perplexité passa sur les traits de Rahmi : tout cela était plausible, mais il devait avoir encore des doutes.
— Ça remonte à des semaines, mec. Je sais pas où il crèche, maintenant. Il me l’a pas dit, et je veux pas le savoir.
— Pourquoi ?
— Ah, vous savez bien. Les flics sont venus ici, il a intérêt à la jouer profil bas. Il m’a pas dit où il allait et je le lui ai pas demandé. Et si je le sais pas, je risque pas de vous le dire.
Pike décida que Rahmi disait la vérité, mais Jamal n’était qu’un de ceux qu’il voulait retrouver.
— Vous vous êtes parlé quand pour la dernière fois ?
— Y a quelques jours, je crois. Peut-être une semaine.
— De quoi avez-vous parlé ?
— De conneries. De cette série que je regarde en DVD, The Shield. Ça rend d’enfer sur le soixante pouces. Ouais, on a parlé de The Shield. Jamal m’a dit que là-haut, à Soledad, ils regardaient tous The Shield.
— Je crois que tu mens. Je crois qu’il a laissé mon fric chez toi et que tu l’as claqué.
Pike visa l’œil gauche de Rahmi, qui leva une main comme s’il pensait pouvoir repousser la balle avec.
— C’est quoi, ce truc de malade ? J’ai jamais entendu parler de ce fric, moi !
— Il t’a dit que j’allais venir ?
— Y m’a jamais parlé de ce fric, ni de vous, ni de rien d’autre. Il vous doit combien ?
— Trente-deux mille dollars. Et si ce n’est pas lui qui me les rend, ce sera toi.
— Trente-deux boules ? Je les ai pas, mec.
— Ta caisse. Elle est à moi, maintenant.
Rahmi regarda en clignant des yeux ce qu’il restait de son grand écran puis se recroquevilla sur le canapé, vaincu.
— Mec, pitié, je sais pas ce qui s’est passé entre Jamal et vous, mais j’ai rien à voir là-dedans. Jamal, il m’a filé ces trucs parce que ça marche hyperbien pour lui en ce moment. C’est la famille, merde !
— Comment se fait-il que ça marche aussi bien ?
— Il s’est dégoté une bonne équipe.
— Qui ça ? Je le retrouverai peut-être par eux.
— Il m’a jamais donné de noms.
— Il ne t’a jamais dit non plus que je viendrais chercher mon fric. Je crois qu’il me l’a piqué. Je crois que ses trucs sont à moi.
En voyant Pike lever à nouveau le flingue, Rahmi se fit implorant.
— Je vous jure, mec. Depuis qu’ils sont branchés avec ce Serbe, là, c’est gros coup sur gros coup. Ils font sauter la banque !
Pike baissa le Smith.
— Un Serbe ?
— C’est ce mec qui leur amène les bons plans. Il leur dit qui braquer, et ils se partagent le butin. Il dit qu’il s’est jamais fait de thune aussi facilement.
— Il a parlé d’un Serbe ? Pas d’un Russe, ni d’un Arménien ?
— Qu’est-ce que ça change ? Comment vous voulez qu’on fasse la différence ?
— Son nom ?
— Un putain de Serbe, c’est tout ce que je sais.
Ana Markovic venait de Serbie. Elle agonisait à l’hôpital pendant que sa sœur montait la garde.
Pike fixa Rahmi du regard sans vraiment le voir. Émergeant de ses pensées, il marcha sur le sachet de tacos et l’écrasa.
Rahmi prit une mine dépitée.
— Putain, mon dîner, merde. Pourquoi vous avez fait ça, mec ?
Pike sortit les clés de Rahmi et les lui lança.
— Va te chercher d’autres tacos.
— Quoi ?
Pike lui présenta la liasse de billets.
— Reprends ta caisse. Va t’acheter d’autres tacos.
Rahmi se lécha les lèvres comme s’il anticipait une entourloupe, mais il prit les billets et alla à la porte.
— Vous l’avez connu comment, Jamal ?
— Il m’a tué.
Rahmi se figea, une main sur la poignée.
— Si tu le vois avant moi, ajouta Pike, dis-lui que Frank Meyer arrive.
Rahmi s’éclipsa.
Pike resta immobile près de la porte, à l’écoute. Le portail s’ouvrit. Il entendit rugir la Malibu, puis un crissement de pneus. Comme tout à l’heure, les gars de la SIS allaient s’empresser de lui filer le train.
Pike ressortit par la fenêtre de la salle de bains et se fondit dans la nuit.